Il y avait deux grands chefs saxons au pays du Llœgyr. Comme nous, les Saxons avaient des grands rois et des subalternes. En vérité, ils avaient des tribus, dont certaines qui ne se donnaient pas même le nom de Saxons, mais qui se disaient Angles ou Jutes. Quant à nous, nous les appelions tous des Saxons et savions qu’ils n’avaient que deux rois d’importance, et ce sont ces deux chefs que nous appelions Aelle et Cerdic.

Aelle, bien entendu, était alors le plus renommé. Il se donnait le titre de Bretwalda, ce qui, en langue saxonne, signifie le « maître de la Bretagne », et ses terres s’étendaient du sud de la Tamise à la frontière du lointain Elmet. Il avait pour rival Cerdic dont le territoire se trouvait sur la côte méridionale de la Bretagne et qui n’avait de frontières qu’avec les terres d’Aelle et la Dumnonie. Des deux rois, Aelle était le plus âgé, le plus riche en terres et le plus fort en guerriers, ce qui faisait de lui notre ennemi numéro un. Aelle battu, croyions-nous, Cerdic tomberait immanquablement.

Vêtu de sa toge et coiffé d’une ridicule couronne de bronze perchée au sommet de sa maigre chevelure brune, le prince Meurig de Gwent avait proposé au Conseil de guerre une stratégie différente. Avec son habituel manque d’assurance et sa fausse modestie, il avait suggéré une alliance avec Cerdic :

« Laissons-le se battre pour nous ! déclara Meurig. Qu’il attaque Aelle du sud tandis que nous le frapperons de l’ouest. Je ne suis pas un stratège, je le sais, fît-il en minaudant comme pour inviter l’un de nous à le contredire  – chacun préféra cependant se mordre la langue  –, mais il paraît évident, même à la plus médiocre des intelligences, que mieux vaut combattre un seul ennemi que deux.

— Mais nous avons deux ennemis, trancha Arthur.

— En effet, j’en suis bien conscient, Seigneur Arthur. Mais mon dessein, si vous voulez bien vous donner la peine de le comprendre, c’est de nous concilier l’un de ces ennemis. »

Il joignit les mains et papillota des yeux en se tournant vers Arthur.

« D’en faire un allié, ajouta Meurig, au cas où Arthur ne l’aurait pas encore compris.

— Cerdic, gronda Sagramor dans son abominable breton, n’a aucun honneur. Il brisera un serment aussi aisément qu’une pie un œuf de moineau. Je ne ferai pas la paix avec lui.

— Tu ne comprends pas, protesta Meurig.

— Je ne ferai pas la paix avec lui ! »

Sagramor avait interrompu le prince en s’exprimant très lentement, comme s’il parlait à un enfant. Meurig rougit et se tut. L’Edling du Gwent avait une peur bleue du terrible guerrier numide, et cela n’avait rien d’étonnant, car Sagramor jouissait d’une réputation aussi redoutable que son apparence. Le Seigneur des Pierres était un homme grand, très mince et rapide comme l’éclair. Sa chevelure et son visage étaient noirs comme poix. Balafré par une vie de guerre, il cachait derrière une humeur perpétuellement maussade un caractère plaisant et même généreux. Bien qu’il maîtrisât imparfaitement notre langue, Sagramor pouvait tenir un feu de camp sous le charme des heures durant avec ses récits de lointains pays, mais la plupart des hommes ne savaient de lui qu’une seule chose : de tous les guerriers d’Arthur, il était le plus farouche. L’implacable Sagramor était terrible dans la bataille et sombre autrement, tandis que les Saxons voyaient en lui un diable noir échappé de leurs enfers. Je le connaissais assez bien et je l’appréciais. En fait, c’est lui qui m’avait initié au service de Mithra. Et, à Lugg Vale, il avait combattu à mes côtés toute la journée.

« Il s’est trouvé une bonne grosse Saxonne, m’avait chuchoté Culhwch au Conseil, grande comme un arbre et avec une crinière pareille à une meule de foin. Pas étonnant qu’il soit si maigre.

— Tes trois femmes te réussissent plutôt, fis-je en lui enfonçant mon doigt dans sa forte poitrine.

— Je les choisis pour leurs talents culinaires, non pour leur apparence.

— Tu as quelque chose à dire, Seigneur Culhwch ? demanda Arthur.

— Rien, cousin ! répondit-il d’un air enjoué.

— Alors, nous allons continuer. »

Arthur demanda à Sagramor quelles chances nous avions de voir les hommes de Cerdic combattre pour Aelle, et le Numide, qui avait gardé la frontière saxonne tout l’hiver, haussa les épaules et répondit que tout était possible avec lui. Il s’était laissé dire que les deux Saxons s’étaient rencontrés et avaient échangé des cadeaux, mais personne n’avait fait état d’une alliance. À son avis, Cerdic ne serait pas mécontent de voir Aelle affaibli, et pendant que l’armée dumnonienne serait occupée il attaquerait le long de la côte pour s’emparer de Durnovarie. Meurig revint à la charge :

« Si nous faisions la paix avec lui...

— Nous n’en ferons rien, dit le roi Cuneglas d’un ton courtois, et Meurig dut s’incliner devant le seul roi présent.

— Encore une chose, intervint Sagramor. Les Saïs ont des chiens, maintenant. De gros chiens. »

Il tendit la main pour indiquer la taille des chiens de guerre des Saxons. Nous avions tous entendu parler de ces molosses et nous les redoutions. Le bruit courait que les Saxons lâchaient les chiens quelques secondes avant le choc des murs de boucliers, et que les bêtes étaient capables d’ouvrir des brèches dans lesquelles s’engouffraient les lanciers ennemis.

« Je me chargerai des chiens », promit Merlin. Ce fut son unique intervention, mais son ton posé et assuré calma l’inquiétude de certains. La présence inattendue de Merlin aux côtés de l’armée était déjà un atout, car la possession du Chaudron faisait de lui, même pour de nombreux chrétiens, un personnage au pouvoir plus redoutable que jamais. Non que beaucoup eussent deviné à quoi pouvait bien servir le Chaudron. Ils étaient satisfaits que le druide se fût déclaré prêt à accompagner l’armée. Avec Arthur à notre tête et Merlin à nos côtés, comment pourrions-nous perdre ?

Arthur exposa son dispositif de combat. Lancelot, commença-t-il, avec ses lanciers de Silurie et un détachement de Dumnoniens garderait la frontière sud contre Cerdic. Nous autres, nous nous réunirions à Caer Ambra pour marcher à l’est dans la vallée de la Tamise. Lancelot laissa paraître quelque réticence à être ainsi coupé du gros de l’armée qui affronterait Aelle, mais Culhwch, entendant les ordres, hocha la tête, émerveillé.

« Une fois de plus, il se dérobe, Derfel !

— Pas si Cerdic l’attaque. »

Culhwch lança un regard oblique à Lancelot, qui était flanqué par les jumeaux, Dinas et Lavaine. « Et il reste près de sa protectrice, n’est-ce pas ? ajouta Culhwch. Il ne doit pas trop s’éloigner de Guenièvre, sans quoi il est obligé de marcher tout seul ! »

Je ne fis pas attention. J’étais seulement soulagé de savoir que Lancelot et ses hommes ne feraient pas partie de la grande armée. C’était bien assez d’affronter les Saxons sans avoir à s’inquiéter en plus des petits-fils de Tanaburs et à craindre de recevoir un coup de couteau dans le dos.

L’armée se mit en marche. Une armée dépenaillée de contingents des trois royaumes bretons, tandis que certains de nos alliés les plus lointains n’étaient pas encore arrivés. On nous avait promis des hommes d’Elmet et même du Kernow, mais ils nous suivraient sur la voie romaine qui menait de Corinium, au sud-est, à Londres, dans l’est.

Londres. Les Romains l’avaient baptisée Londinium. Auparavant, elle s’appelait tout simplement Londo, ce qui veut dire « lieu sauvage », m’avait expliqué Merlin. Telle était notre destination. La grande cité d’autrefois, qui avait été jadis la plus grande de toute la Bretagne romaine, et qui se décomposait maintenant au milieu des terres volées par Aelle. Sagramor y avait fait une fois une fameuse incursion et avait trouvé sa population bretonne accouardie par ses nouveaux maîtres. Mais maintenant, nous espérions bien les reconquérir. Cet espoir se répandit comme un feu grégeois à travers l’armée, bien qu’Arthur n’ait cessé de rappeler que tel n’était pas notre objectif. Notre tâche, expliqua-t-il, était d’obliger les Saxons à se battre, non pas de nous laisser abuser par les ruines d’une ville morte. Mais Merlin ne l’entendait pas de cette oreille :

« Je ne viens pas pour voir une poignée de Saxons morts, me dit-il avec mépris. A quoi puis-je être utile s’il ne s’agit que de trucider des Saxons ?

— Vous voulez rire ! Votre magie effraie l’ennemi.

— Ne sois pas sot, Derfel. N’importe quel imbécile peut sautiller devant une armée en faisant la grimace et en lançant des malédictions. Effaroucher les Saxons ne demande pas grand talent. Même ces ridicules druides de Lancelot pourraient le faire ! Et encore, ce ne sont même pas de vrais druides.

— Ah bon ?

— Bien sûr que non ! Pour être un vrai druide, il faut avoir étudié. Avoir passé un examen. Avoir convaincu les autres druides que tu sais ton métier. Que je sache, jamais aucun druide n’a examiné Dinas et Lavaine. À moins que Tanaburs ne l’ait fait, mais quel genre de druide était-ce ? Pas un très bon, c’est évident, sans quoi il ne t’aurait jamais laissé en vie. L’inefficacité me navre.

— Ils savent des tours de magie, Seigneur.

— Des tours de magie ! railla-t-il. L’un de ces minables te sort un œuf de grive et tu appelles ça un tour de magie ? Les grives font ça à longueur de temps. S’il avait fait un œuf de mouton, je ne dis pas !

— Il a sorti une étoile aussi, Seigneur.

— Derfel ! Quel homme ridiculement crédule tu fais ! s’exclama-t-il. Une étoile découpée dans un parchemin avec des ciseaux ? Ne t’inquiète pas, j’ai entendu parler de cette étoile et ta précieuse Ceinwyn ne court aucun danger. Nimue et moi y avons veillé en enterrant trois crânes. Je n’ai pas besoin de te raconter les détails, mais tu peux être assuré que si l’un de ces trois imposteurs essaie de s’approcher de Ceinwyn il sera transformé en couleuvre. Ils auront tout le temps de pondre leurs œufs. »

Je l’en remerciai puis je lui demandai pourquoi au juste il accompagnait l’armée si ce n’était pas pour nous aider contre Aelle :

« À cause du rouleau, naturellement, me dit-il, en tapotant une poche de sa robe noire poussiéreuse pour me montrer que le rouleau était en sécurité.

— Le rouleau de Caleddin ?

— Tu en connais un autre ? »

Le rouleau de Caleddin était le Trésor que Merlin avait rapporté d’Ynys Trebes. À ses yeux, c’était le plus précieux de tous les Trésors de Bretagne, et c’était bien normal : le vieux document y décrivait le secret de ces Trésors. Il était interdit aux druides de coucher par écrit quoi que ce soit, parce qu’ils croyaient qu’en écrivant un charme son auteur perdait tous ses pouvoirs magiques. Leur tradition, leurs rites et leur savoir ne se transmettaient donc que de vive voix. Avant d’attaquer Ynys Mon, les Romains avaient une telle frousse de la religion bretonne qu’ils avaient suborné un druide du nom de Caleddin et l’avaient persuadé de dicter tout ce qu’il savait à un scribe romain. Ainsi le rouleau de la trahison avait-il conservé tout l’antique savoir de la Bretagne. Au fil des siècles, m’avait naguère expliqué Merlin, ce savoir s’était largement perdu, car les Romains avaient cruellement persécuté les druides, mais aujourd’hui, grâce à ce rouleau, il ressusciterait ce pouvoir perdu.

« Et dans le rouleau il est question de Londres ? voulus-je savoir.

— Ça alors, tu es bien curieux, railla Merlin, mais peut-être parce qu’il faisait beau et qu’il était d’humeur enjouée, il se laissa fléchir. Le dernier Trésor de la Bretagne se trouve à Londres. En tout cas, il y était, s’empressa-t-il de rectifier. Il est enterré là-bas. Je pensais te donner une bêche et te charger de le déterrer, mais tu ferais un joli gâchis. Vois ce que tu as fait à Ynys Mon ! Inférieurs en nombre et cernés. Impardonnable. Alors j’ai décidé de m’en charger moi-même. Il faut d’abord que je découvre où il est enterré, bien entendu, et ça pourrait être délicat.

— Et c’est pour cela que vous avez apporté les chiens ? »

Car Merlin et Nimue avaient rassemblé une pitoyable meute de bâtards hargneux, qui accompagnaient maintenant l’armée. Merlin soupira.

« Derfel, laisse-moi te donner un bon conseil. On n’achète pas un chien pour aboyer soi-même. Je sais à quoi servent les chiens, Nimue le sait aussi, et toi, tu l’ignores. Ainsi l’ont voulu les Dieux. Tu as d’autres questions ? Ou est-ce que je peux faire ma petite promenade matinale ? »

Il allongea le pas, frappant la terre de son grand bâton noir.

La fumée des grands feux d’alarme nous accueillit sitôt que nous eûmes dépassé Calleva. C’était le signe que l’ennemi nous avait repérés, et chaque fois qu’un Saxon apercevait un panache de fumée de ce genre il avait l’ordre de ravager le pays, de vider les réserves de grains, de brûler les maisons et de disperser le bétail. Et à chaque fois Aelle se retirait, gardant toujours une journée de marche d’avance sur nous pour nous laisser nous enfoncer dans ce pays désolé. Quand la route traversait une région boisée, elle était bloquée par des arbres. Parfois, alors que nos hommes peinaient pour dégager les troncs, une flèche ou une lance jaillissait des feuillages pour prendre une vie ou un de leurs molosses jaillissait des broussailles en bavant. Mais ce furent les seules attaques d’Aelle et à aucun moment nous n’aperçûmes son mur de boucliers. Il reculait à mesure que nous avancions. Et chaque jour les lances ou les chiens de l’ennemi nous coûtaient une vie ou deux.

La maladie fit beaucoup plus de ravages dans nos rangs. Nous avions fait le même constat devant Lugg Vale : chaque fois que se rassemblait une grande armée, les Dieux lui envoyaient une épidémie. Les malades nous ralentirent terriblement car quand ils ne pouvaient pas marcher il nous fallait les placer en lieu sûr et sous la garde de lanciers, afin de les protéger des bandes de guerre saxonnes qui rôdaient sur nos flancs. De jour, nous apercevions de lointaines figures dépenaillées, et chaque nuit leurs feux brillaient à l’horizon. Pourtant, ce n’étaient pas les malades qui nous ralentissaient le plus, mais le simple fait d’avoir tant d’hommes à déplacer. Cela restait pour moi un mystère : une trentaine de lanciers pouvaient sans mal parcourir une trentaine de kilomètres dans la journée. Mais une armée vingt fois plus nombreuse avait beau faire : elle ne parvenait à parcourir une quinzaine de kilomètres par jour. Et encore avec un peu de chance. Nous  suivions  notre progression grâce  aux bornes miliaires romaines indiquant le trajet qui nous restait à parcourir jusqu’à Londres. Mais au bout de quelque temps je refusai d’y jeter un œil, tant je craignais d’en être abattu.

Les chars à bœufs nous ralentissaient également. Nous étions équipés de quarante grosses charrettes de ferme qui transportaient nos vivres et nos provisions d’armes et ces chariots avançaient péniblement à un rythme d’escargot à la suite de nos armées. Le prince Meurig avait reçu le commandement de l’arrière-garde, et il y veillait comme à la prunelle de ses yeux, ne cessant de les compter jusqu’à l’obsession et de se plaindre que les lanciers de tête marchaient trop vite.

Les fameux cavaliers d’Arthur ouvraient la marche. Ils étaient cinquante maintenant, tous montés sur ces grands chevaux à poils longs qu’on élevait au cœur de la Dumnonie. D’autres cavaliers, qui ne portaient pas l’armure de mailles de la bande d’Arthur, caracolaient en avant et nous servaient d’éclaireurs. Parfois, ils ne revenaient pas mais nous trouvions toujours leurs têtes coupées qui nous attendaient sur la route.

Le gros de notre armée se composait de cinq cents lanciers. Arthur avait décidé de ne pas lever d’autres troupes car les paysans portaient rarement des armes adéquates. Nous étions donc tous des guerriers assermentés, tous équipés de lances et de boucliers et, pour la plupart, également d’épées. Tous n’avaient pas les moyens de s’offrir une épée, mais Arthur avait donné des ordres à travers toute la Dumnonie : toutes les maisons qui en possédaient une, mais n’étaient pas tenues de servir dans l’armée, devaient livrer leur arme. Ainsi avait-on récupéré quatre-vingts lames, qu’il avait distribuées à ses troupes. Certains  – une poignée  – avaient pris des haches de guerre aux Saxons, mais d’autres, comme moi, trouvaient cette arme d’un maniement difficile.

Et comment payer tout cela ? Les épées, les nouvelles lances, les nouveaux boucliers, les charrettes et les bœufs, la farine, les bottes et les étendards, les casseroles, les casques, les manteaux et les couteaux, les fers à cheval et la viande salée ? Arthur rit de bon cœur quand je lui posai la question :

« Tu dois remercier les chrétiens, Derfel.

— Ils avaient encore à donner ? Je croyais le pis à sec.

— Il l’est maintenant, fit-il d’un air sombre, mais c’est étonnant de voir tout ce que leurs sanctuaires ont donné quand nous avons offert le martyre à leurs gardiens. Et plus étonnant encore, quand nous avons promis de rembourser.

— Avez-vous jamais remboursé l’évêque Sansum ? » demandai-je. Son monastère d’Ynys Wydryn avait apporté la fortune qui avait acheté la paix d’Aelle au cours de la campagne d’automne qui s’était terminée à Lugg Vale. Arthur fit signe que non :

« Et il ne cesse de me le rappeler.

— L’évêque, repris-je, semble s’être fait de nouveaux amis. »

Arthur rit de mes efforts diplomatiques.

« Il est l’aumônier de Lancelot. Il semble que rien ne puisse arrêter notre cher évêque. Il refait toujours surface, comme une pomme dans une barrique d’eau.

— Et il a fait la paix avec votre femme.

— J’aime que les gens sachent trouver une issue à leurs querelles, dit-il d’une voix douce, mais Monseigneur Sansum a d’étranges alliés ces temps-ci. Guenièvre le tolère, Lancelot l’élève et Morgane le défend. Que dis-tu de cela ? Morgane ! »

Il adorait sa sœur et son éloignement de Merlin lui faisait de la peine. Elle dirigeait Ynys Wydryn d’une main de fer, comme pour démontrer à Merlin qu’elle était pour lui une partenaire mieux assortie que Nimue. Mais Morgane avait de longue date perdu la bataille : elle ne serait pas la grande prêtresse de Merlin. Celui-ci l’appréciait, mais elle voulait être aimée, et qui, me demanda tristement Arthur, pourrait jamais aimer une femme ainsi défigurée, balafrée et brûlée par le feu ?

« Quoi qu’elle ait pu dire, m’assura Arthur, Merlin n’a jamais été son amant. Certes il ne l’a jamais démenti, car plus les gens le trouvent excentrique, plus il est heureux, mais la vérité c’est qu’il ne supporte pas la vue de Morgane sans son masque. Elle est seule, Derfel. »

Il n’était donc pas étonnant qu’Arthur se montrât ravi de l’amitié de sa sœur estropiée avec l’évêque Sansum, même si, pour ma part, j’étais intrigué de voir que le plus farouche défenseur du christianisme en Dumnonie pût être l’ami de Morgane. Une prêtresse païenne renommée pour ses pouvoirs ! Le Seigneur des Souris, pensai-je, était pareil à une araignée tissant une toile bien étrange. Sa dernière toile avait été pour essayer d’attraper Arthur et il avait échoué. Qu’était-il donc en train de tramer maintenant ?

Depuis que le dernier de nos alliés nous avait rejoints, nous n’avions plus de nouvelles de Dumnonie. Nous étions isolés, entourés par les Saxons. Mais les dernières nouvelles du pays étaient rassurantes. Cerdic n’avait pas bougé face aux troupes de Lancelot, pas plus, semble-t-il, qu’il ne s’était porté à l’est pour soutenir Aelle. Les dernières troupes alliées à nous rejoindre furent une bande de guerre du Kernow conduite par un vieil ami qui remonta la colonne au galop pour me retrouver. Arrivé à ma hauteur, il culbuta et tomba à mes pieds. C’était Tristan, prince et Edling du Kernow. Il se releva, épousseta son manteau, puis me serra dans ses bras.

« Tu peux te détendre, Derfel, dit-il, les guerriers de Kernow sont arrivés. Tout ira bien.

— Tu as l’air en pleine forme, Seigneur Prince, dis-je en riant.

— Me voici libéré de mon père, expliqua-t-il. Il a consenti à me laisser sortir de ma cage. Probablement espère-t-il qu’un Saxon m’enfoncera sa hache dans le crâne. »

Il fit une grimace grotesque pour imiter un mourant et je crachai pour conjurer le mal. Tristan était un bel homme bien bâti, avec une chevelure noire, une barbe fourchue et de longues moustaches. Il avait un teint plombé et souvent un air triste mais, ce jour-là, il rayonnait de bonheur. Il avait désobéi à son père en entraînant une petite bande à Lugg Vale, ce qui lui avait valu d’être relégué tout l’hiver dans une lointaine forteresse de la côte nord du Kernow, mais le roi Marc s’était laissé fléchir et avait libéré son fils pour cette campagne.

« Nous faisons partie de la famille, maintenant, expliqua Tristan.

— De la famille ?

— Mon cher père, fit-il ironiquement, a pris une nouvelle épouse. Ialle de Brocéliande. »

Brocéliande était le dernier royaume breton d’Armorique. Il avait pour roi Budic ap Camran, qui avait épousé Anna, la sœur d’Arthur, ce qui faisait de Ialle la nièce d’Arthur.

« Tu en es où ? demandai-je. À ta sixième belle-mère ?

— La septième, répondit Tristan, et elle n’a que quinze printemps, alors que père doit avoir au moins cinquante ans. Et moi, j’en ai déjà trente ! ajouta-t-il d’un air lugubre.

— Et toujours pas marié ?

— Pas encore. Mais mon père se marie suffisamment pour nous deux. Pauvre Ialle. Donne-lui quatre ans, Derfel, et elle sera morte comme les autres. Mais il est assez heureux à l’heure qu’il est. Il l’use comme il les use toutes ! Mais dis-moi, fit-il, en passant le bras sur mes épaules, tu es marié ?

— Non pas marié, mais sous le harnais.

— Avec la légendaire Ceinwyn ! s’exclama-t-il en riant. Bien joué, mon ami, bien joué. Un jour, je trouverai ma Ceinwyn à moi.

— Puisse ce jour être proche, Seigneur Prince.

— Il le faudra bien ! Je me fais vieux ! Un ancien ! Ma barbe commence déjà à grisonner. Là, regarde, fit-il en se triturant le menton. Tu vois ?

— Ça ? fis-je pour me moquer de lui. Tu ressembles à un blaireau. »

Il devait avoir à tout casser deux ou trois poils gris dans la barbe, mais c’était bien tout. Tristan rit, puis jeta un coup d’œil à un esclave qui courait au bord de la route avec une douzaine de chiens en laisse.

« Rations d’urgence ? demanda-t-il.

— La magie de Merlin, et il ne veut pas me dire pour quoi c’est faire. »

Les chiens du druide étaient une nuisance. Il fallait les nourrir et ça faisait autant de provisions en moins. La nuit, ils nous réveillaient avec leurs hurlements et se battaient comme des démons avec les autres chiens qui accompagnaient nos hommes.

Un jour après que Tristan nous eut rejoints, nous arrivâmes à Pontes, où la route franchit la Tamise sur un merveilleux pont de pierre construit par les Romains. Nous nous attendions à le trouver en ruines, mais nos éclaireurs nous rapportèrent qu’il était intact et, à notre grand étonnement, il l’était encore lorsque nos lanciers l’atteignirent.

C’était la plus chaude journée de mars. Arthur interdit à quiconque de franchir le pont avant que les chariots eussent rejoint le gros de l’armée, et nos hommes se reposèrent donc au bord du fleuve en attendant. Le pont comptait sept arches, dont deux sur chacune des rives pour surélever la route. Des troncs d’arbres et d’autres bris flottants s’étaient accumulés en amont, si bien qu’à l’ouest le fleuve semblait plus large et plus profond qu’à l’est, tandis que du fait de ce barrage de fortune l’eau s’engouffrait en écumant entre les piles du pont. Il y avait une colonie romaine sur l’autre rive : un groupe de bâtiments de pierre entouré des vestiges d’une digue de terre. De notre côté du pont, une grand tour gardait la route qui passait sous son arche croulante et sur laquelle on apercevait encore une inscription romaine. Arthur la traduisit pour moi, m’expliquant que c’était l’empereur Hadrien qui avait ordonné la construction du pont.

« Imperator, demandai-je, en fixant la plaque de pierre. Ça veut dire empereur ?

— En effet.

— Et un empereur est au-dessus d’un roi ?

— L’empereur est le Seigneur des Rois », expliqua Arthur.

Le pont l’avait assombri. Il fit le tour des premières arches et se dirigea vers la tour, puis posa la main sur les pierres en examinant l’inscription.

« Imagine que toi et moi voulions construire un pont comme celui-ci, me dit-il, comment ferions-nous ?

— Avec du bois, fis-je dans un haussement d’épaules. De bonnes piles en orme, et le reste en chêne.

— Et serait-il encore debout au temps de nos arrière-arrière-petits-enfants ? demanda-t-il avec un large sourire.

— Ils n’ont qu’à bâtir leurs propres ponts. »

Il passa la main sur la tour. « Nous n’avons personne qui sache dresser un pont de pierre comme celui-ci. Personne qui sache enfoncer une pile de pont dans le lit d’un fleuve. Personne même qui s’en souvienne. Nous sommes pareils à des hommes qui ont trouvé un magot, Derfel. De jour en jour, il s’amenuise. Et nous ne savons ni arrêter l’hémorragie ni augmenter notre patrimoine. » Il se retourna et vit paraître au loin les premiers chariots de Meurig. Nos éclaireurs avaient écumé les bois qui poussaient de part et d’autre de la route et n’avaient vu ni flairé le moindre Saxon. Mais Arthur se méfiait encore : « Si j’étais à leur place, je laisserais notre armée traverser, puis j’attaquerais les chariots. » Il avait donc décidé de dépêcher une avant-garde sur l’autre rive, de mettre les chars à l’abri de ce qu’il restait du vieux mur de terre délabré et, après seulement, de faire franchir le pont au gros des troupes.

Ce sont mes hommes qui formèrent l’avant-garde. Sur l’autre rive, les bois étaient moins épais et si certains des arbres restants étaient assez serrés pour dissimuler une petite armée, nul n’apparut pour nous défier. Le seul signe de la présence des Saxons était la tête tranchée d’un cheval qui nous attendait au milieu du pont. Aucun de mes hommes ne devait faire un pas au-delà avant que Nimue eût conjuré le mal. Elle se contenta de cracher sur la tête. La magie des Saxons, fit-elle, ne vaut pas tripette. Sitôt le mal dissipé, Issa m’aida à balancer le crâne pardessus le parapet.

Mes hommes montèrent la garde le temps que traversent les chariots et leur escorte. Galahad m’avait accompagné et vint avec moi examiner les bâtiments romains. Pour je ne sais quelle raison, les Saxons répugnaient à se servir des colonies romaines, auxquelles ils préféraient leurs salles de bois et de chaume. Mais tout récemment encore ces lieux étaient habités, car les âtres contenaient des cendres et certaines pièces étaient bien tenues. « Ça pourrait être des nôtres », observa Galahad, car de nombreux Bretons vivaient parmi les Saxons, beaucoup comme esclaves, mais quelques-uns aussi en hommes libres qui avaient accepté la domination étrangère.

Apparemment, ces bâtiments étaient d’anciennes casernes, mais il y avait aussi deux maisons et, en poussant une porte brisée, ce que j’avais pris d’abord pour un immense grenier nous apparut comme une écurie où l’on enfermait le bétail la nuit pour le protéger des loups. Le sol était un bourbier profond de paille et de merde qui puait si fort que j’aurais quitté le bâtiment séance tenante si Galahad n’avait aperçu quelque chose dans l’ombre, à l’autre extrémité. Je le suivis en pataugeant dans la fange.

Ce n’était pas un simple mur droit à pignons, mais un mur brisé par une abside. Tout en haut, sur le plâtre peint de l’abside, à peine visible sous des années de crasse et de poussière, on apercevait un symbole : un genre de grand X avec un P superposé. Galahad fixa le symbole et fit le signe de la croix.

« C’est une ancienne église, Derfel, fit-il émerveillé.

— Qu’est-ce que ça pue !

— Il y avait des chrétiens ici, fit-il en considérant le symbole avec respect.

— Il n’y en a plus ! »

L’affreuse puanteur me faisait frémir et j’avais le plus grand mal à chasser les mouches qui vrombissaient autour de ma tête. Mais Galahad s’en fichait pas mal. Il enfonça le talon de sa lance dans la masse compacte de bouse de vache et de paille pourrie et finit par dégager un petit bout de sol. Sa découverte le fit redoubler d’efforts jusqu’à ce qu’il eût fait apparaître le buste d’un homme en petits carreaux de mosaïque. L’homme était habillé comme en évêque avec un genre d’auréole autour de la tête. Dans sa main tendue, il portait un petit animal au corps maigrelet et avec une grosse tête poilue.

« Saint Marc et son lion, m’expliqua Galahad.

— Je croyais que les lions étaient des bêtes énormes, fis-je déçu. Sagramor dit qu’ils sont plus gros que des chevaux et plus féroces que des ours. À peine un chaton, conclus-je en examinant l’animal tout crotté.

— C’est un lion symbolique », reprit-il d’un air de reproche. Il voulut dégager une plus grande partie du sol, mais la crasse était trop ancienne et collante.

« Un jour, je bâtirai une grande église comme celle-ci. Une église immense. Un endroit où tous les gens pourront venir prier leur Dieu.

— Et quand tu seras mort, fis-je en l’entraînant vers la porte, un salaud y fera hiverner dix troupeaux de bétail et t’en saura gré. »

Il insista pour rester une minute de plus et, tandis que je tenais son bouclier et sa lance, il ouvrit grands les bras et offrit une nouvelle prière dans un ancien lieu de culte. « C’est un signe de Dieu, fit-il tout excité en retrouvant la lumière du soleil. Nous allons restaurer le christianisme dans le pays de Llœgyr, Derfel. Un signe de victoire ! »

Pour Galahad, peut-être, mais cette vieille église faillit être la cause de notre défaite. Le lendemain, comme nous avancions dans l’est en direction de Londres et que nous touchions au but, le prince Meurig préféra rester à Pontes. Il envoya les chariots avec le gros de leur escorte, mais garda cinquante de ses hommes pour débarrasser l’église de son écœurante crasse. Meurig, comme Galahad, avait été vivement ému par l’existence de cette ancienne église et décida de reconsacrer le sanctuaire à son Dieu. Ainsi demanda-t-il à ses lanciers de laisser de côté leur accoutrement de guerre pour débarrasser l’édifice de la bouse et de la paille afin que les prêtres qui l’accompagnaient pussent dire les prières nécessaires et restaurer la sainteté de l’église.

Et pendant que l’arrière-garde retournait la bouse, les Saxons qui nous suivaient arrivèrent au pont.

Meurig s’échappa, mais la plupart de ses fouille-merde trouvèrent la mort, ainsi que deux prêtres. Puis les Saxons se lancèrent sur la route et s’emparèrent des chariots. Le reste de l’arrière-garde essaya de leur tenir tête mais fut vite débordé et encerclé. Les Saxons les rattrapèrent et se mirent à abattre les bœufs un par un, si bien que les chariots se trouvèrent immobilisés et tombèrent entre les mains de l’ennemi.

Le fracas des armes était parvenu jusqu’à nous. L’armée s’arrêta et les cavaliers d’Arthur retournèrent au galop sur le théâtre du carnage. Aucun n’était convenablement équipé pour la bataille, car il faisait tout bonnement trop chaud pour qu’un homme supportât son armure à longueur de journée. Leur soudaine apparition suffit pourtant à mettre en fuite les Saxons, mais le mal était fait. Dix-huit des quarante chariots étaient immobilisés et, sans les bœufs, il nous faudrait les abandonner. Les Saxons avaient eu le temps de les saccager et de répandre sur la route les barils de notre précieuse farine. Nous fîmes notre possible pour récupérer la farine et l’envelopper dans des manteaux, mais cela ferait du pain truffé de poussière et de brindilles. Dès avant le raid, nous avions réduit nos rations, estimant que nous avions encore de quoi tenir deux semaines. Mais maintenant, vu que la majeure partie des provisions se trouvait à l’arrière-garde, il nous fallait envisager de cesser la marche dans une semaine seulement. Et encore aurions-nous à peine de quoi tenir pour rentrer sains et saufs à Calleva ou à Caer Ambra.

« Le fleuve est plein de poissons, fit valoir Meurig.

— Grands Dieux ! Encore du poisson, grogna Culhwch, qui se souvenait des privations des derniers jours d’Ynys Trebes.

— Il n’y a pas assez de poisson pour nourrir une armée », répliqua Arthur en colère. Il aurait bien voulu engueuler Meurig, lui faire honte de sa sottise, mais Meurig était un prince, et son sens des convenances lui interdisait à jamais d’humilier un prince. Si c’était Culhwch ou moi qui avions divisé l’arrière-garde et ainsi exposé les chariots, Arthur aurait explosé, mais la naissance de Meurig le protégeait.

Un Conseil de guerre eut lieu au nord de la route, qui ici traversait une morne plaine parsemée de bosquets, avec des talus envahis de ronces et d’aubépines. Tous les commandants en étaient. Par douzaines, d’autres hommes de moindre rang s’approchèrent pour entendre nos discussions. Naturellement, Meurig déclina toute responsabilité. Si on lui avait donné davantage d’hommes, jamais la catastrophe ne serait survenue. « Qui plus est, dit-il, et vous me pardonnerez ce rappel, mais j’avais cru la chose assez évidente pour m’épargner une explication : une armée qui ignore Dieu ne saurait triompher.

— Alors pourquoi Dieu nous a-t-il ignorés ? demanda Sagramor.

— Ce qui est fait est fait, trancha Arthur pour faire taire le Numide. Occupons-nous de la suite. »

Mais la suite des événements dépendait d’Aelle plutôt que de nous. Il avait remporté la première victoire, même s’il ne mesurait peut-être pas l’ampleur de son triomphe. Nous nous étions enfoncés de plusieurs kilomètres au cœur de son territoire, et nous risquions de manquer de vivres sauf à piéger son armée, à la détruire et à investir un territoire qui n’avait pas été vidé de ses vivres. Nos éclaireurs nous rapportaient du cerf. De temps à autre, ils tombaient sur du bétail et des moutons, mais ces mets de choix étaient rares et étaient loin de suffire à compenser la farine et la viande séchée perdues.

« Il doit défendre Londres, certainement, suggéra Cuneglas.

— Londres est peuplé de Bretons, répondit Sagramor en secouant la tête. Les Saxons n’aiment pas trop ça. Il nous laissera prendre Londres.

— Il y aura des vivres à Londres, reprit Cuneglas.

— Mais combien de temps va-t-elle tenir, Seigneur Roi ? demanda Arthur. Et si nous la prenons, qu’allons-nous faire ? Continuer à vadrouiller, dans l’espoir qu’Aelle nous attaque ? »

Il gardait les yeux braqués sur le sol, son long visage durci par la réflexion. La tactique d’Aelle était assez claire maintenant, le Saxon nous laisserait marcher le plus longtemps possible, et ses hommes continueraient à nous précéder pour veiller qu’il ne reste plus aucun vivre sur notre passage. Et quand nous serions affaiblis et démoralisés, la horde des Saxons fondrait sur nous.

« Ce que nous devons faire, reprit Arthur, c’est l’attirer à nous.

— Mais comment ? » demanda Meurig en papillotant des yeux et sur un ton qui suggérait qu’Arthur était ridicule.

Les druides qui nous accompagnaient — Merlin, Iorweth et les deux autres du Powys, formaient un groupe à côté du Conseil. Merlin, qui s’était installé sur une fourmilière, attira l’attention en levant son bâton : « Que faites-vous, demanda-t-il à voix basse, lorsque vous voulez quelque chose de précieux ?

— On le prend, grogna Agravain, qui commandait les cavaliers d’Arthur pour laisser son chef libre de conduire l’armée.

— Quand vous désirez des Dieux quelque chose de précieux, rectifia Merlin, que faites-vous ? »

Agravain haussa les épaules, et aucun d’entre nous ne sut que répondre. Merlin se redressa, dominant maintenant le Conseil de toute sa hauteur.

« Si vous désirez quelque chose, dit-il très simplement comme un maître à ses élèves, vous donnez quelque chose. Vous devez faire une offrande, un sacrifice. La chose que je désirais le plus au monde, c’était le Chaudron, alors j’ai offert ma vie, et ma quête a été couronnée de succès. Mais si je n’avais pas offert mon âme, j’aurais toujours pu attendre ma récompense. Il nous faut sacrifier quelque chose. »

Froissé dans ses convictions chrétiennes, Meurig ne put s’empêcher de se gausser du druide : « Votre vie, peut-être, Seigneur Merlin ? Ça a marché la dernière fois. » Il partit d’un grand rire et regarda ses prêtres qui avaient survécu au carnage s’esclaffer à leur tour.

Les rires s’apaisèrent lorsque Merlin pointa son bâton noir vers le prince. Il le tenait très droit, l’extrémité à quelques centimètres du visage de Meurig. Et il le maintint là longtemps après que les rires eurent cessé. Le silence finit par devenir insupportable. Estimant qu’il devait voler au secours de son prince, Agricola se racla la gorge, mais un léger mouvement de bâton lui fit ravaler les protestations qu’il avait pu être tenté d’élever. Meurig se tortillait, mal à l’aise, mais semblait comme frappé de stupeur. Le visage en feu, il n’en finissait pas de ciller et de se trémousser. Arthur fronçait les sourcils, mais il ne dit mot. Nimue souriait en pensant au sort qui attendait le prince. Nous autres nous regardions en silence. Certains frissonnaient de peur. Merlin ne bougeait toujours pas. Incapable de supporter le suspense plus longtemps, Meurig finit par crier d’un ton presque désespéré :

« Je plaisantais ! Je ne voulais pas vous offenser.

— Vous avez dit quelque chose, Seigneur Prince ? » demanda Merlin d’un air inquiet, comme si les mots angoissés de Meurig l’avaient arraché à sa rêverie. Il abaissa son bâton.

« J’ai dû rêver. Où en étais-je ? Ah oui, un sacrifice. Arthur, qu’avons-nous de plus précieux ?

— Nous avons de l’or, répondit Arthur après quelques instants de réflexion, de l’argent et mon armure.

— Bagatelles », répondit Merlin avec mépris.

Il y eut un temps de silence, puis les hommes étrangers au Conseil y allèrent de leurs réponses. Certains brandirent les torques qu’ils portaient autour du cou. D’autres suggérèrent d’offrir des armes, un homme lança même le nom de l’épée d’Arthur : Excalibur ! Les chrétiens ne firent aucune suggestion, parce que c’était une démarche de païens, et qu’ils n’offriraient que leurs prières. En revanche, un homme du Powys suggéra que nous sacrifions un chrétien, et cette idée suscita de vives acclamations. Meurig piqua de nouveau un fard.

« Je me dis parfois, dit Merlin quand plus personne n’eut de suggestions à lui faire, que je suis condamné à vivre parmi des idiots. Le monde entier serait-il fou, sauf moi ? Il n’y a donc pas même un seul malheureux imbécile étriqué parmi vous pour voir ce que nous avons de plus précieux ? Pas un seul ?

— Les vivres, fis-je.

— Ah ! s’exclama Merlin, ravi. Bien joué, malheureux imbécile étriqué ! Les vivres, bande d’idiots. » Il avait craché l’insulte à l’adresse du Conseil. « Tous les plans d’Aelle se fondent sur l’idée que nous manquons de nourriture. À nous de démontrer le contraire. Il nous faut gaspiller les vivres comme les chrétiens les prières. Nous devons les répandre à tous les vents, les dilapider, les balancer. Nous devons, fit-il en marquant un temps de pause pour bien souligner le dernier mot, nous devons les sacrifier. » Il attendit un instant, le temps qu’une voix s’élève pour lui apporter la contradiction, mais personne ne dit mot. « Trouvez un endroit par ici, ordonna Merlin à Arthur, où il vous conviendrait d’offrir la bataille à Aelle. Qu’il ne soit pas trop retranché, car il ne s’agit pas qu’il refuse le combat. N’oubliez pas : vous le tentez et vous devez lui laisser croire qu’il peut vous vaincre. Combien de temps lui faudra-t-il pour préparer ses forces à la bataille ?

— Trois jours », répondit Arthur. Il soupçonnait que les hommes d’Aelle étaient largement éparpillés dans le grand cercle qui nous escortait et qu’il faudrait au moins deux jours aux Saxons pour se resserrer en une armée compacte et encore une bonne journée pour la faire marcher en ordre de bataille.

« Quant à moi, ajouta Merlin, j’aurai besoin de deux jours afin de cuire assez de pain dur pour nous permettre de tenir cinq jours. Pas une ration bien généreuse, Arthur, car ce doit être un véritable sacrifice. Allez donc vous trouver un champ de bataille et attendez. Laissez-moi faire le reste, mais je veux Derfel et une douzaine de ses hommes pour accomplir une rude besogne. » Il éleva la voix afin que tous les hommes attroupés autour du Conseil pussent l’entendre : « Y a-t-il ici des hommes habiles à tailler le bois ? »

Il en choisit six. Deux étaient du Powys, un portait sur son bouclier l’aigle du Kernow, et les autres étaient de Dumnonie. Ils reçurent des haches et des couteaux, mais rien à sculpter tant qu’Arthur n’eut pas découvert son champ de bataille.

Il le trouva sur une grande bruyère qui s’élevait jusqu’à un petit sommet couronné par un bosquet clairsemé d’ifs et d’alisiers blancs. Nulle part la pente n’était raide, mais il nous faudrait tout de même occuper la partie la plus haute. C’est donc là qu’Arthur planta ses étendards et organisa un campement d’abris de branches et de chaumes. Nos lanciers formeraient un cercle autour des étendards et, espérions-nous, attendraient Aelle de pied ferme. Le pain qui devait nous permettre de tenir en attendant les Saxons fut cuit dans des fours de tourbe.

Merlin se choisit un coin au nord de la lande. Il y avait là une prairie, quelques aulnes rabougris et une herbe drue bordant un cours d’eau qui ondulait pour aller se jeter, au sud, dans la lointaine Tamise. Mes hommes reçurent l’ordre d’abattre trois chênes, puis de dépouiller les troncs de leurs branches et de leur écorce, et ensuite de creuser trois fosses dans lesquelles on pourrait dresser les chênes comme des colonnes. Mais Merlin commença par demander aux six sculpteurs de tailler les chênes pour en faire des idoles en forme de goules. Iorweth donna un coup de main à Nimue et à Merlin : tous trois aimaient à travailler ensemble, car cela leur permettait d’imaginer les choses les plus redoutables et terrifiques qui ne ressemblaient guère aux dieux que je connaissais. Mais Merlin n’en avait cure. Ces idoles, expliqua-t-il, n’étaient pas pour nous, mais pour les Saxons, et ses sculpteurs et lui firent trois horreurs avec des têtes d’animaux, une poitrine de femme et des génitoires d’homme. Lorsqu’ils eurent terminé, mes hommes cessèrent toute autre besogne pour dresser les trois effigies tandis que Merlin et les sculpteurs tassaient la terre à la base. « Le père, le fils et le Saint-Esprit », fit Merlin goguenard en cabriolant devant les idoles.

Pendant ce temps, mes hommes avaient fait un grand tas de bois devant les fosses. Et sur ce monceau de bois, nous empilâmes ce qu’il nous restait de vivres. Nous abattîmes nos derniers bœufs puis hissâmes leurs énormes carcasses sur le tas afin que leur sang frais ruisselât sur les différentes couches de bois. Puis on recouvrit les bœufs de tout ce que nous avions remorqué : viande et poisson séchés, fromages, pommes, grains et haricots, avant de couronner ces précieuses provisions de deux cerfs que nous venions de capturer et d’un bélier fraîchement égorgé. Non sans lui avoir tranché la tête, avec ses deux cornes, pour la clouer au pilier central.

Les Saxons nous regardèrent travailler. Ils se tenaient sur l’autre rive et, une ou deux fois, le premier jour, ils avaient fait pleuvoir leurs lances dans notre direction, mais après ces premiers efforts rutiles pour contrarier nos efforts, ils s’étaient contentés de nous observer pour voir exactement les choses étranges que nous concoctions. Je sentis leurs effectifs croître. Le premier jour, nous n’avions aperçu qu’une douzaine d’hommes au milieu des arbres. Mais au deuxième soir on devinait au moins une vingtaine de feux derrière le rideau de verdure.

« Maintenant, déclara Merlin ce soir-là, donnons-leur quelque chose à voir. »

Allumant nos torches aux brasiers du petit sommet de la lande, nous nous dirigeâmes vers le grand tas de bois pour les jeter dans l’enchevêtrement de branches. Le bois était vert, mais nous avions amassé au centre des monceaux d’herbes sèches et de brindilles. Et le feu se déchaîna dans la nuit. Les flammes éclairaient nos grossières idoles d’une lueur blafarde, la fumée s’élevait en tourbillonnant, formant un grand panache qui dérivait vers Londres tandis que l’odeur de viande rôtie mettait au supplice notre campement affamé. Le bûcher crépita et s’effondra dans des gerbes d’étincelles. Dans cette fournaise, les bêtes abattues se contractaient et se contorsionnaient tandis que les flammes raidissaient leurs muscles et faisaient exploser leurs crânes. La graisse fondait en chuintant, puis s’embrasait en grandes flammes qui jetaient une ombre noire sur nos trois horribles idoles. Le feu se consuma toute la nuit, brûlant nos derniers espoirs de quitter Llœgyr sans victoire. Et, à l’aube, nous vîmes les Saxons approcher à pas furtifs pour en examiner les restes fumants.

Puis nous attendîmes, sans pour autant demeurer entièrement passifs. Nos cavaliers partirent en reconnaissance à l’est, sur la route de Londres, et revinrent pour nous apprendre que les bandes de Saxons s’étaient mises en marche. D’autres de nos hommes abattirent des arbres pour construire une salle au sommet de la lande. Nous n’en avions nul besoin, mais Arthur voulait donner l’impression que nous établissions une base au cœur du pays pour harceler les terres d’Aelle. Si celui-ci se laissait abuser, il ne manquerait pas de déclencher les hostilités. Nous commençâmes même à élever un rempart de terre, mais faute d’outils adéquats le résultat était assez piteux même s’il dut contribuer à duper l’ennemi.

Si nous étions assez occupés, cela ne suffit point à désamorcer la rancœur au sein de nos troupes. D’aucuns, comme Meurig, croyaient que nous avions dès le début adopté une mauvaise stratégie. Il aurait mieux valu, assurait-il maintenant, dépêcher trois petites armées ou plus, avec mission de s’emparer des forteresses saxonnes de la frontière. Nous aurions dû les harceler et les provoquer, au lieu de nous retrouver de plus en plus affamés, pris à notre propre piège au cœur du pays de Llœgyr.

« Sans doute a-t-il raison, me confessa Arthur le troisième matin.

L'ennemi de Dieu
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